Bruno Gadenne, Vassilis Salpistis et Juliette Vivier
Commissaire d’exposition Juliette Fontaine
Exposition du 10 mars au 1er avril 2018
Dans un appartement de la Maladrerie
3, allée Gustave Courbet – 93300 Aubervilliers
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Extrait du dossier de presse
L’Évidence de la nuit évoque en premier lieu le paysage. Les tréfonds du paysage, et peut-être même ceux des êtres qui le traversent, qui s’y cachent ou émergent de ses plis. Son intimité indicible. Son énigme. Si la nuit fait songer naturellement au ciel, son immensité, avec les songes qu’elle convoque, la nuit est ici autant la terre, la forêt, le jardin, le sol lunaire, la grotte, la clairière déflorée, l’épaisseur vaporeuse des nuages, le chant de la source d’eau, le silence des pierres et des végétaux. Le silence habile des bêtes. Le silence de la déambulation des hommes. Elles sont pourtant rares ces présences humaines dans ces « paysages avec figures absentes ». Toutes les formes paraissent sortir de l’ombre. Elles vibrent. Comme des fantômes. Comme des âmes incrustées dans la vacance de l’horizon.
Si, comme le proposait Gilles Deleuze, il faut parfois « délirer le monde » pour le comprendre, souvent le paysage se rêve tout en le foulant. Il y a une contemplation rêveuse et errante du paysage et de ses formes. En les traversant, nous faisons une expérience de nous-mêmes en nous absentant de nous- mêmes. Dans nos promenades, les espaces du dedans et de dehors, réfléchis en miroir, conduisent à une jubilation reposante qui nous ramènent à des images profondes et immémoriales. Dans la poétique de la rêverie bachelardienne, la valeur onirique d’un paysage vient d’abord de la matière substantielle qui l’habite. « On ne rêve pas profondément avec des paysages. Pour rêver profondément, il faut rêver avec des matières ». La terre est l’élément le plus immédiat, le plus proche, le plus familier de notre expérience humaine, dont nous faisons l’expérience spontanément dès que nous prenons conscience de la pesanteur de notre corps propre. Dans le prolongement du sol, nous devenons en consonance, en syntonie avec la nature dans sa multitude, faune, flore, minéraux, et au-delà avec le cosmos.
La nuit désigne un milieu qui inspire la pensée, mais elle est aussi simplement le noir dans la peinture, dans la palette du peintre, dans l’encre du graveur. Dans la pratique de la gravure, il est incontournable, une évidence, c’est sa matière même. Parfois il est « la manière noire », procédé en taille douce. Dans la peinture, le noir est plus problématique, parfois dialectique. Il n’est pas une couleur au départ. Il peut ternir rapidement les teintes. Ce sont les « couleurs patates » d’un Van Gogh qui dans sa correspondance avec son frère Théo écrit que le noir n’existe pas dans la nature. Chez un Édouard Manet, les noirs dévorent la toile, coulent en drapé de lave. Dans certains tableaux de Diego Velasquez, il est un creux, un trou qui crée le volume de la lumière elle-même. Chez un Francesco de Goya, il figure le présage sombre de la nature humaine. Jusque dans une attitude radicale plus contemporaine de Pierre Soulages où les différents traitements du noir révèlent sa propre lumière interne, d’une matière à la fois organique dans son épaisseur et lisse, infra-mince.
Les teintes ombreuses de Bruno Gadenne, de Vassilis Salpistis et de Juliette Vivier ne sont ni taciturnes, ni bilieuses : un tantinet saturniennes, elles viennent de l’envers du ciel, elles sont d’un avant-monde. D’une organicité personnelle. Bruno Gadenne crée des lumières transgressives à l’heure du loup, Vassilis Salpistis creuse à même la nuit dans un vertige de prestidigitateur, Juliette Vivier la refaçonne en mailles stratifiées et dessinées entre l’ivoire et l’ébène, avec des nuances de gris magnifiques.
Aucune abstraction chez ces trois artistes, même s’il y a une distorsion de la réalité. C’est une philosophie initiale et partagée, réitérée et affermie qui veut que la peinture ou la gravure est à rendre compte de l’inséparabilité du monde et de l’apparence. Dans une dilution du visible – propre à la nuit – chacun apporte un geste révélateur mais irrésolu qui laisse place au regard de l’altérité, un surgissement de formes non closes. Une vision multiple de sens. Une utopie.
Juliette Fontaine, janvier 2018
Photographies © Thomas Guyenet 2018.